Pour une beauté salvatrice. 

Une résidence de Wartin Pantois au Théâtre La Bordée

Par Nicolas Rivard

 

La beauté sauvera le monde (détail) – Wartin Pantois, 2019

 

Le 16 novembre 2019, dans le cadre d’une entrevue à la première chaîne de Radio-Canada, l’animateur René Homier-Roy associait le travail de l’artiste Wartin Pantois au « Banksy de Québec ». Au-delà de cette comparaison quelque peu néophyte, Pantois s’inscrit dans un long parcours historique à travers lequel un Ernest Pignon Ernest a pu impulser au street art le caractère à la fois politique et poétique des inégalités sociales ; un Daniel Buren a usé de ruses conceptuelles afin d’interroger les espaces publics en tant que contexte de diffusion ; une Barbara Kruger ou encore un Félix Gonzalez-Torres ont infiltré des espaces publicitaires et commerciaux à des fins critiques visant le consumérisme et la défense des droits des femmes, pour l’une et des minorités sexuelles, pour l’autre.

 

Ces quelques exemples bien connus en histoire de l’art démontrent que la pratique de Wartin Pantois s’inscrit dans une tradition beaucoup plus large que celle de Banksy. On attribuera à l’artiste polonais Jan Świdziński la notion d’art contextuel qui regroupe un ensemble de pratiques protéiformes dont « bien souvent, le sens commun leur dénie même la qualité de « créations », à plus forte raison « artistiques »[1]». Dû à leur caractère activiste, engagé ou participatif, les œuvres qui se réclament du contexte désirent d’abord et avant tout dialoguer avec la réalité que leur intervention soulève.

 

Plus qu’une simple diffusion dans des lieux non-dédiés à l’art, l’art contextuel s’attarde également au rôle de l’artiste et aux outils qu’il met en place pour contribuer au commun.

 

On serait donc en droit de nous demander s’il s’agit bel et bien d’œuvres contextuelles lorsqu’elles sont présentées dans les enceintes d’un théâtre. Bien que le contexte institutionnel présente plusieurs écarts avec celui des espaces urbains, il est toutefois intéressant d’observer la manière dont un artiste, habitué à des supports défraîchis, des racoins d’immeubles et des trottoirs piétinés, intègre sa pratique aux lieux métaphoriques, nobles et architecturaux du théâtre.

 

En lançant à la blague l’idée de faire une résidence au Théâtre La Bordée, Wartin Pantois s’est retrouvé dans un véritable sprint de création où il s’est donné la mission de réaliser cinq installations artistiques en neuf mois, inspirées des pièces présentées dans le cadre de la programmation 2019‑2020.

 

La beauté sauvera le monde

Préalablement à sa résidence, Pantois a réalisé une installation extérieure inspirée de la thématique saisonnière du théâtre : la beauté sauvera le monde. Même s’il s’agit davantage d’un espoir onirique que d’une réalité palpable, Wartin Pantois entame sa collaboration avec le théâtre en concrétisant cette appréhension. La beauté, concept à la fois complexe et populaire, s’exprime par l’entremise d’une affirmation personnelle liée à notre jugement et à notre compréhension du monde. Pour l’artiste, ce sont la solidarité et l’entraide qui incarnent cette beauté salvatrice.

 

Dans une installation éponyme, Pantois met en scène vingt-six citoyens de la ville de Québec et comédiens de la saison théâtrale, photographiés, découpés et collés sur le mur arrière du Théâtre La Bordée, visible depuis la rue Notre-Dame-des-Anges. La scène présente ces gens qui tentent d’attraper un homme dans sa chute.

 

Le monde, c’est cet homme qui, aveuglé par ses pulsions de réussite personnelle, rencontre le précipice qui le mènera à son déclin solitaire. La beauté, celle qui sauvera le monde, ce sont les citoyens qui, unis, font figure de filet social. Dans cet exemple d’empathie empreint de poésie, Wartin Pantois propose de réinventer le rôle contemplatif du spectateur théâtral afin de l’assigner à la fonction participative des êtres dans la communauté.

 

La beauté sauvera le monde (mur arrière) – Wartin Pantois, 2019

 

Cette installation donnera le ton à ce qui suivra. Ainsi, l’artiste explorera les thèmes de la répétition, du recueillement, de la famille et de l’inhibition créatrice à travers la thématique « La beauté sauvera le monde ». Wartin Pantois révèle avec des œuvres énigmatiques la contribution des comportements humains à la formation de mondes complexes et parfois destructeurs qui ne pourront pas, dans bien des cas, être sauvés.

 

La répétition

Alors que le terme de répétition représente l’une des étapes du développement  d’une pièce en théâtre, en psychanalyse, elle répond plutôt à une obsession qui se manifeste de manière inconsciente. C’est donc à partir de l’hybridation sémantique de ces deux définitions que Wartin Pantois intitule sa deuxième installation La répétition.

 

Inspiré par la pièce Lentement la beauté, dans laquelle un fonctionnaire voit sa vie transformée par la pièce Les trois sœurs… de Tchékhov, Pantois développe un discours sur la vie normée du travail de bureau.  Pour réaliser son installation, le personnage principal est photographié dans son costume de fonctionnaire, vêtu d’un veston et d’une cravate. Pour ajouter à l’angoisse éprouvée par ce personnage, obsédé par le travail, l’artiste le multiplie en divers lieux publics du théâtre : dans vingt-quatre fenêtres de la façade, à l’intérieur de cinq cadres de format identique dans le hall d’entrée et sur trois impressions de grands formats dans le foyer du théâtre.

 

La répétition (vue de la façade) – Wartin Pantois, 2019

 

Au-delà de la répétition formelle, Wartin Pantois nous invite à réfléchir sur les conditions normatives du travail, et plus spécifiquement, à l’enlisement des êtres humains dans la routine du travail et le sens que celui-ci évoque dans notre relation au vivant. L’idée d’accumuler l’image du personnage principal, en proie à un vide existentiel, permet à Pantois de questionner à la fois la temporalité et la normativité que le travail injecte dans nos vies.

 

De manière inconsciente, nous sommes tous, à différents niveaux, obsédés par les critères de performativité sociale. Wartin Pantois parvient, avec cette deuxième intervention, à nous avertir de notre psychose collective qui nous éloigne, chaque jour, de la beauté.

 

La répétition (détail de l’intérieur) – Wartin Pantois, 2019

 

Famille

Dans le cadre de la pièce Hope Town qui interroge les liens familiaux, Wartin Pantois présente deux installations lumineuses. L’une rassemble les principaux protagonistes de la pièce dont l’ensemble représente les disparités familiales alors que les images en contre-jour évoquent le souvenir de leur absence. Au sol, les câbles servant à alimenter en électricité ces panneaux lumineux s’entrecroisent offrant en même temps l’image des croisements génétiques et comportementaux d’une même famille. Dans la seconde installation, le mot « HOPE », inscrit en majuscule, surplombe le mot « Welcome », le tout contenu dans un boitier lumineux.

 

Famille (installation au foyer) – Wartin Pantois, 2019

 

Cette seconde installation renoue avec une œuvre antérieure de Pantois intitulée Grand Motel Squat. Elle y fait référence à la fois d’un point de vue formel et sémantique. Formel, puisqu’elle reprend la typographie et le boîtier lumineux. Sémantique, puisque cette première œuvre avait été installée sur un immeuble abandonné depuis plus de 10 ans dans le quartier Saint-Roch, à Québec. Elle faisait alors allusion à l’absence d’entretien de la part du propriétaire, mais aussi à son absence d’accessibilité pour les personnes dans le besoin.

 

Ainsi, dans le cas de l’installation HOPE, si l’espoir semble faire office d’invitation, son agencement typographique lumineux rappelle qu’il reste toutefois éphémère et évasif. Tout comme la lumière qui éclaire le boîtier, l’espoir se diffuse et s’éteint avec le temps.

 

Inspirée par la pièce Hope Town, dans laquelle une femme retrouve son frère disparu depuis cinq ans, l’installation Famille de Pantois reflète la détresse que peuvent subir les membres d’une famille suite à la disparition de l’un des leurs. Dans cette proposition, l’artiste nous dévoile la face cachée de l’absence à partir du double point de vue qui en découle : l’absent et ceux qui vivent l’absence.

 

Famille (installation dans le hall d’entrée) – Wartin Pantois, 2019

 

Inconsolation

Si la beauté sauvera le monde, l’humanité et son caractère pluriel ralentissent le sauvetage. La pièce Les mains d’Edwige au moment de la naissance nous en montre un aperçu en présentant un échantillon, bien que fictif, mais pourtant probable, de cette obsession pour le succès et la domination.

 

Cette pièce écrite dans les premières années de la carrière du célèbre dramaturge Wajdi Mouawad, en 1999, exprimait déjà ses préoccupations pour les contrecoups de l’histoire contemporaine sur l’humanité. Ayant vécu l’exil dû à la guerre civile au Liban, Mouawad expose au grand jour la portée des valeurs sociales et des cultures politiques sur la vie d’êtres spécifiques.

 

Dans cette pièce, Edwige est confrontée à la pression de ses parents qui ont invité la communauté à admirer le spectacle mythique de son don unique, celui d’une eau pure qui coule de ses mains lorsqu’elle prie. Wartin Pantois prend alors la liberté d’imaginer une scène inédite, celle où Edwige succomberait à la pression et déciderait de se dévoiler au cirque organisé par ses parents.

 

Inconsolation (en début d’exposition) – Wartin Pantois, 2020

 

Bien que probable, cette scène évoque pourtant une situation fictive où le poids de la pression collective se conforme à des exigences sociales. Dans un triptyque d’œuvres peintes en noir et blanc, Pantois représente Edwige priant et entourée de ses parents. Quelques dégoulinures laissent entrevoir les effets ultérieurs de cette insistance, l’énigme d’une « tristesse du renoncement », comme la nommera Wartin Pantois. Pour amplifier ce sentiment, l’artiste ajoute de nouvelles coulisses noires sur ses toiles tout au long de la période d’exposition.

 

Inconsolation (détail en fin d’exposition) – Wartin Pantois, 2020

 

Cette scène inédite et évolutive rappelle également au spectateur son rôle. Campé dans l’attente du divertissement, celui-ci se fait témoin d’une scène dont il ne peut remarquer l’évolution et dont il est de plus impuissant. L’artiste se sert alors du subterfuge de la représentation d’une tension familiale pour exprimer notre aveuglement et  notre inertie commune.

 

Grisaille

Le phénomène de la page blanche est bien connu de tous. Cette obsession du vide et de l’inaction angoisse les créateurs et installe un silence inquiétant au sein de leur œuvre. Et si cette absence de sujet se transformait en source d’inspiration? En fait, si elle devenait pluralité, spatialité et intermédialité ?

 

L’artiste américain Mark Rothko, à qui la pièce Rouge est dédiée, offre quelques solutions à ces problématiques à la fois formelles et philosophiques. Grand représentant du Colorfield Painting, l’un des mouvements s’inscrivant dans l’expressionnisme abstrait américain, Rothko inventa une nouvelle façon de s’intéresser aux grands bouleversements artistiques de la première moitié du XXe siècle.

 

À l’inverse de son contemporain Jackson Pollock et de sa peinture gestuelle, Mark Rothko proposa une technique plus méditative, moins chorégraphique, à travers laquelle les champs colorés vibratoires et la monumentalité des œuvres imposent une dimension absorbante, voire spirituelle à la contemplation.

 

Or, loin des objectifs formels du peintre, la pièce présentée à La Bordée nous montre un artiste acerbe et autoritaire dans la relation avec son assistant. Wartin Pantois s’inspirera de cette relation complexe à partir d’une scène où l’assistant apporte une toile à son maître pour lui présenter, mais qui ne la lui montrera finalement jamais.

 

Cette scène inspirera à Pantois le sujet de l’inhibition créatrice. Sur le mur du hall d’entrée et celui du foyer du théâtre, il dispose une cinquantaine de toiles enveloppées dans des bâches industrielles grises et attachées par une courroie orange. Contrevenant ainsi aux codes d’expositions muséales, il subjugue la fonction représentative des œuvres à leur cloisonnement iconographique. Le spectateur sera alors forcé de contempler l’idée de cette absence.

 

Grisaille (vue du hall d’entrée) – Wartin Pantois, 2020

 

Cette installation n’est pas sans rappeler celle de l’artiste italien Maurizio Cattelan, Another Fucking Readymade (1996), qui, se moquant de Duchamp, consistait à cambrioler et à exposer les œuvres d’une galerie adjacente à celle où il exposait, emballées dans leur boîte et leur toile de protection. Au même titre que Cattelan, Wartin Pantois s’amuse lui aussi d’un grand maître de l’histoire de l’art tout en se jouant des attentes du spectateur : nulle œuvre à contempler, mais plutôt une réflexion sur l’écosystème du milieu artistique.

 

Dans le cas de Cattelan, le marché de l’art était directement visé. Cambrioler une galerie voisine à celle où il exposait était alors une judicieuse (et jouissive, disons-le!) stratégie évoquant la compétition que ce même marché impose au milieu artistique. Dans le cas de Pantois, il s’agissait plutôt de proposer un commentaire sur la productivité imposée aux créateurs. Cela représente, par le fait même, le leitmotiv de la pièce Rouge qui s’intéresse au moment précis où Rothko « reçu la plus grande commande d’œuvre de l’histoire de l’art moderne », comme l’indique le synopsis.

 

Pour accompagner cette installation, Wartin Pantois juxtapose un casque d’écoute à l’intérieur duquel on accède à l’introspection d’un peintre anonyme en proie à la peur du dévoilement. Les œuvres restent donc cachées au regard du spectateur, comme si le spectacle n’avait jamais eu lieu. Bien qu’aucune information ne soit donnée au spectateur à ce sujet, plusieurs toiles sont de véritables œuvres réalisées au cours des dernières années et que l’artiste n’a jamais montrées en public. On reste là, pantois devant tant de possibilités, sans jamais pouvoir accéder au spectre intérieur de la créativité. Seul le spectacle de l’absence sait combler notre voyeurisme, alors que l’on reste latent face à notre rôle contemplatif.

 

Grisaille (détail au foyer) – Wartin Pantois, 2020

 

Et si le spectacle n’avait jamais lieu?

C’est ce qui est arrivé avec la dernière pièce pour laquelle Wartin Pantois devait produire une œuvre : Made in beautiful (La belle province). La pièce annulée en raison de la pandémie de la COVID-19, la dernière installation de l’artiste ne verra finalement jamais le jour.

 

Les imprimeries sont fermées, les commerces de matériaux artistiques aussi. Les théâtres, les salles de spectacle, les musées et les lieux d’exposition sont fermés. Les tournages et les festivals sont suspendus lorsqu’ils ne sont pas carrément annulés. Le Québec et le monde entier sont à « pause » comme nous l’a annoncé le premier ministre du Québec, François Legault.

 

Ce petit germe pathogène, pourtant invisible à l’œil nu, aura eu raison de la domination des êtres humains sur le vivant. Et si c’était justement ça, la beauté? Une pause, un changement des rapports de force qui implique de modifier nos modes de vies, nos relations humaines et humanitaires, nos valeurs et notre manière de voir le monde? Mais pour que la beauté nous sauve, nous devrons prendre le temps de l’observer.

 

La beauté sauvera le monde (la beauté de son effritement un an après l’installation) – Wartin Pantois, 2020

 

Par Nicolas Rivard.

 

 

La Bordée et Wartin Pantois tiennent à remercier la Caisse d’économie solidaire, Coop Zone et le Conseil des arts du Canada pour leur soutien envers le projet. 

 

 

 

[1] Paul Ardenne, Un art contextuel : création artistique en milieu urbain, en situation d’intervention, de participation, Paris, Flammarion, 2002, p. 11.